Ils sont partout et pourtant on ne les voit pas. Ou plutôt, on ne les remarque pas. D’une couleur timide et de matériaux sobres, les bancs publics jalonnent les trottoirs de Paris, offrant aux piétons une aire de repos propice à la méditation. Car, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que chaque banc trouve un usager particulier. Ils sont parfois un lieu privilégié de bavardages où l’on refait le monde en toute liberté, caché des autres par le simple fait d’être à la vue de tous. D’autres, solitaires, les choisissent pour déguster sur le pouce leur repas du midi, les préférant à une table de restaurant. Pour ceux-là, il est plus agréable de déjeuner à côté d’inconnus que devant une chaise vide. Enfin, certains profitent en toute simplicité du banc pour ce qu’il est : un siège. Ces consommateurs pragmatiques ne paraissent rien faire. Le banc est pour eux un médium de réflexion personnelle.
Derrière ces actes simples se cache pourtant une consommation des bancs publics très complexe, et une analyse profonde relève du vrai casse-tête. Vous aurez beau rester toute une journée à épier les rapports qu’ils entretiennent avec les riverains, vous n’en tirerez aucune conclusion cohérente. Certains s’en servent comme salle de lecture, d’autres comme cabine téléphonique, d’autres comme escale sur l’itinéraire piéton. Vous pourrez y voir des amis discuter succéder à un homme s’en servant de repose-pieds pour relacer ses chaussures, tout cela après qu’un sans-abri y eut fait une sieste. Le banc, objet de lien social ou simple partie commune urbaine ? De même, nous pourrions croire que le 3ème âge usurpe majoritairement ce domaine public, mystifiés que nous sommes par le cliché de la grand-mère descendant de chez elle au petit matin qui, pour oublier sa solitude, vient se mélanger, yeux hagards et canne sous les deux mains jointes, au tumulte du quotidien. Il n’en est rien. Les grands parents sont évidemment des consommateurs assidus de bancs, mais ni plus ni moins que toutes les autres couches de la population. Les bancs appartiennent à tous, et tous se les approprient, pour le meilleur et pour le pire.
Georges Brassens a chanté les bancs publics comme lieu privilégié des romantiques amateurs de baisers langoureux. Les bancs sont en effet chargés d’histoire dont vous ignorez tout : hier Madame a annoncé à Monsieur qu’il allait être papa, avant-hier deux êtres se sont étreints pour la première fois dans la promesse d’un futur définitivement au pluriel, une semaine avant les larmes ont coulé sur le fer forgé lorsque le pluriel s’est scindé pour (re)devenir singulier. De ces grandes aventures passées, il ne reste que quelques signes gravés dans les lames en bois, nous rappelant que si le banc ne signifie rien pour nous, il est pour d’autres le symbole de là où tout commence, et où tout s’achève.
Que serait Paris sans banc ? Victime de sa discrétion, il est dans l’imaginaire collectif un objet inamovible soudé au sol qui voit passer les siècles sans vieillir. Les bancs détrônent pourtant de loin tous les autres espaces publics, plébiscités, que sont les bars, restaurants et discothèques. Quel endroit de la capitale permet en toute simplicité de regarder (gratuitement) des heures durant des âmes aller et venir sans qu’elles ne s’aperçoivent de rien ? Où est-il encore possible de dévorer son journal sans préoccupation ? Où peut-on encore accoster une jolie fille sans crainte d’un revers public embarrassant ? Le banc jouit en effet d’un incroyable paradoxe : inconsciemment effacé des esprits, il est pourtant un objet indémodable ancré dans nos mythes. Ajoutons enfin qu’il est aujourd’hui un modèle de bien de consommation moderne. Gratuit, on peut le prendre, le jeter, puis en consommer un autre. Il n’a aucune incidence environnementale négative et se recycle continuellement dans son utilisation. Enfin c’est un objet que l’on peut s’approprier de manière individuelle ou collective. Résolument en phase avec son époque, c’est le seul bien au monde qui façonne son utilisateur à son gré.
A la seule pensée de Paris sans ses bancs, je vois des images d’une ville en chaos. Je vois des gens sans repères, assis par terre, allongés sur le sol, suppliant les résidents voisins de descendre de chez eux quelques fauteuils usés pour les offrir à la population. Puis ces fauteuils publics annonceraient le déclin de la civilisation parisienne. Nous aurions définitivement cédé aux démons du 21e siècle. Les bancs publics deviendraient fauteuils publics, symbole on ne peut plus individuel. Du fait de leur rareté, les gens feraient la queue pour un fauteuil et les plus confortables seraient privatisés sous l’argument fallacieux de la préservation. S’en suivraient manifestations, revendications, puis guerre. Paris serait alors coupé en deux : ceux qui détiennent le siège, et ceux qui souhaitent se l’approprier.
Le banc public parisien, tout un symbole…