Histoire

Pourquoi les rues Thiers (à Paris ou ailleurs) ne devraient plus exister

Un jour que nous flânions dans le 16e arrondissement de Paris, dans le chic quartier autour de la place Victor Hugo, apparut devant nos yeux la rue Thiers. Une petite rue anodine de quelques dizaines de mètres bordée d’immeubles bourgeois, ouverte en 1910 en l’honneur d’Adolphe Thiers, premier Président de la Troisième République. Il fut en fait bien plus que cela.

Une question nous vient alors : comment se fait-il qu’une rue de Paris, et des centaines d’autres en France, portent encore le nom d’Adolphe Thiers ?

Adolphe Thiers, l’action au détriment de la contemplation

Né à Marseille en 1797, Adolphe Thiers étudie le droit à Aix-en-Provence. En 1821, il s’installe à Paris, fréquente les milieux politiques, puis s’engage dans le journalisme. Passionné par l’histoire, il va publier entre 1823 et 1827 son premier grand ouvrage – en 10 tomes – l’Histoire de la Révolution Française. Il fut, certes, avec François-Auguste Mignet, le premier à tracer une histoire complète des évènements. Mais aujourd’hui, malgré le succès extraordinaire de l’époque, ses écrits sont tombés dans l’oubli. Ou du moins, ne font plus référence, d’autres penseurs ayant après lui analysé avec bien plus de justesse la Révolution Française et ses causes profondes. Un succès qui lui offrira néanmoins un fauteuil à l’Académie Française en 1833, et surtout de confortables revenus. Jusque là, rien de mal… Tous les siècles ont connu des honneurs non justifiés, et la richesse légalement accumulée n’est pas un crime.

adolphe thiers portrait

Peu importait finalement à Adolphe Thiers la postérité. L’homme vouait un culte à l’action, et méprisait la contemplation. Selon lui, « l’homme est né pour agir.  Qu’il soit ou ne soit pas destiné au bonheur, il est certain du moins que jamais la vie ne lui est plus supportable que lorsqu’il agit fortement; alors il s’oublie, il est entraîné, et cesse de se servir de son esprit pour douter, blasphémer, se corrompre et mal faire »*. Agir, coûte que coûte, sans autre impératif que le moment présent, et en évitant le plus possible d’utiliser la pensée. Un mode de réflexion qui explique sans doute les décisions prises par Thiers au cours de sa vie politique.

La répression selon Thiers

Député des Bouches-du-Rhône, conseiller d’État, secrétaire général du ministère des Finances, sous-secrétaire d’État, ministre des Finances… Adolphe Thiers gravira un à un les échelons du pouvoir, jusqu’à devenir en 1832 Ministre de l’Intérieur. Un poste qui lui permettra d’afficher sa notion toute relative de la liberté et de la démocratie, lui qui s’est déclaré au cours de sa vie politique du « parti de la Révolution ».

En avril 1834, 6.000 ouvriers de la soie lyonnais (canuts) se révoltent contre la baisse des salaires et une loi visant à interdire les associations. Thiers fait mine dans un premier temps de ne pas intervenir, et laisse les barricades se former dans la ville. L’assaut sera donné entre le 9 et le 15 avril, et fera 600 morts. Une révolte qui se propagera à Paris, où des barricades seront également déployées à partir du 15 avril. Lors de l’attaque de l’une de ces barricades par l’armée dans l’ancienne rue Transnonain (aujourd’hui rue Beaubourg) un capitaine d’infanterie fut tué d’un coup de feu tiré depuis un immeuble de la rue. Le lendemain, tous les habitants de l’immeuble seront massacrés.

Une répression sanglante qui fut un prélude au plus grand massacre commandité par Thiers, lors de la Commune de Paris. Après deux mois d’insurrection dans la capitale, Adolphe Thiers, alors chef du pouvoir exécutif, est retranché à Versailles. Il négocie avec l’occupant prussien la libération de 60.000 soldats qui lui serviront, avec le reste de ses troupes, à écraser la révolte. Du 21 au 28 mai 1871, les combats feront environ 20.000 morts parmi les communards (1.000 environ pour les versaillais). Une répression qui finira lors de violents combats dans le cimetière du Père-Lachaise, où 147 parisiens seront éxécutés sur le mur devenu aujourd’hui le « mur des Fédérés ».

Henri-Alfred Darjou, Exécution des derniers communards au cimetière du Père-Lachaise le 28 mai 1871
Henri-Alfred Darjou, Exécution des derniers communards au cimetière du Père-Lachaise le 28 mai 1871

Après ces exploits, Thiers deviendra Président de la République le 31 août 1871, et le restera jusqu’au 24 mai 1873.

Les trois moitiés d’Adolphe Thiers

Derrière ce caractère froid et autoritaire se cachait également un étonnant coureur de jupon. Si l’histoire n’a pas retenu ses ouvrages en 10 tomes, elle a également oublié que l’homme a vécu avec trois femmes différentes, sous le même toit, et toutes issues de la même famille !

Vers l’âge de 30 ans, Adolphe Thiers se lie d’amitié avec la famille Dosne. Et plus particulièrement avec la maîtresse de maison, Euridyce Dosne, qui deviendra sa maîtresse. Une fréquentation assidue de la maison qui lui fera rencontrer la fille ainée du couple, Élise, qu’il épousera en 1833, à l’âge de 15 ans. Malgré cela, il continuera à entretenir sa relation avec la mère.

Apparemment non rassasié, il s’enticha également de la soeur cadette d’Élise, Félicie, qui devint sa seconde maîtresse. Notre cher Président était donc un homme marié qui avait comme amantes, sous un même toit, sa belle-mère et sa belle-soeur !

Cette dernière histoire, qui relève de l’anecdote, n’est bien évidemment pas à prendre en compte dans la question posée ici. La gloire d’un homme ne saurait être jugée à l’aune d’une vie privée, aussi débridée soit-elle.

Mais en appréhendant l’homme dans sa globalité – monarchiste devenu républicain de centre-gauche, auto-proclamé du parti de la Révolution qui n’a cessé au cours de sa vie politique de mater les rebellions – comment l’histoire a-t-elle pu transformer celui que Balzac décrivait comme une « girouette qui malgré son incessante mobilité reste sur le même bâtiment » en grande figure républicaine ?

Certes, personne ne regarde, lorsqu’il marche dans Paris, qui furent les hommes et femmes à qui la ville rend hommage. Et si c’était le cas, ils verraient, dans le cas de la rue Thiers : « 1797 – 1877, Historien, Président de la République ». Pas un mot sur les milliers de morts dont il est l’un des premiers responsables. En supprimant la Monarchie au profit de la République, la France a fait de son premier représentant un saint laïque. Peu importe ses actes, il fut l’élu, celui que les citoyens ont choisi, après tant de siècles où dieu a pris cette décision à la place des hommes.

Comptez les morts. L’histoire elle, n’a retenu que la fonction.

rue thiers paris 16e

La prochaine fois que vous arpenterez la rue Thiers à Paris, Valence, Avignon ou Grenoble (et bien d’autres villes  encore), posez-vous cette question : comment se fait-il que cet homme ait le droit à la reconnaissance éternelle, et républicaine, d’une rue ?

 

*Extrait d’un article de Thiers sur Gouvion Saint-Cyr dans La Revue Française, novembre 1829.

Infos Utiles

Adolphe Thiers (15 avril 1797 - 3 septembre 1877). Avocat, journaliste, historien et homme d’État français.Président de la République française du 31 août 1871 au 24 mai 1873.

Plan

Rejoignez-nous sur Facebook