Représentant majeur de la photographie humaniste française au 20e siècle, au même titre que Doisneau ou Boubat, Willy Ronis a passé une grande partie de sa vie à photographier Paris, où il est né en 1910. Des clichés connus, et représentés, dans le monde entier, dont l’auteur nous offre la genèse dans l’ouvrage « Ce jour-là ». Une sorte d’autoportrait écrit à l’âge de 96 ans, paru en 2006.
À noter que j’ai pu supprimer quelques passages à l’intérieur des textes, dans un soucis de fluidité de lecture. Pour lire ces récits en intégralité, qui vous transporteront également dans le Vaucluse ou en Belgique, vous pouvez toujours vous procurer l’ouvrage (que j’ai parfois dans mes boîtes de bouquiniste 🙂 ).
Anciennes fortifications, 1953
Ce jour-là, dans ce quartier du Pré-Saint-Gervais qui était alors un lieu de promenade pour les Parisiens, il y avait une vraie ambiance des années cinquante. On pouvait y voir encore les vestiges dans anciennes fortifications. J’étais à peu près à la hauteur du boulevard Serrurier, là où d’ailleurs ont eu lieu les grands travaux de construction du périphérique parisien. C’était un lieu idéal pour les enfants, qui trouvaient là un merveilleux terrain d’aventures : on était à la fois à la campagne et dans un paysage très accidenté. Jouer ici aux gendarmes et aux voleurs était un grand plaisir ! Moi, je n’ai jamais joué là-bas car j’habitais dans le neuvième, vers le bas des pentes de Montmartre.
Je me souviens être resté longtemps çà cet endroit, j’attendais qu’il se passe quelque chose. Et là, je me suis décidé. J’avais cette maman, avec ses deux enfants, qui habitaient sans doute le quartier. J’avais aussi ce cycliste, qui s’était arrêté et qui rêvait. Au centre, dans la brume, les moulins de Pantin. Et cette maison isolée qui est très étrange, qui laisse rêveur. J’avais un jour montré cette photo à Pierre MacOrlan. Il m’avait dit : « elle est étrange cette maison, on croirait la maison Usher, d’Edgar Poe ». Elle est curieuse en effet, toute seule, posée là comme une sentinelle, on peut imaginer qu’il s’y passe des choses terribles.
Les amoureux du pont de Arts, 1957
Ce jour-là, c’était le début du printemps, les feuilles étaient encore toutes petites et je me promenais au bord de la Seine, j’avais toujours grand plaisir à marcher sur les quais, avec mon appareil. je remarque une barque arrêtée et dans cette barque, je surprends un couple assis, curieusement installé. Je fais deux photos. Une première photo, où le garçon n’embrasse pas encore la fille mais se prépare à l’embrasser : c’est ce moment que j’avais envie de capter, cette espèce de suspens, on se dit que peut-être elle ne va pas accepter son baiser. Et La deuxième photo, je l’ai faite au moment où ils s’embrassent vraiment. Mais c’est celle qui précède le baiser qui me plait davantage, avec ce geste fragile juste avant l’acquiescement.
En développant la photo, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas de rames sur la barque : elle était simplement accrochée au quai. Ils avaient dû sauter dedans très vite, pour être soi-disant isolés.
Métro aérien, 1939
Ce jour-là, je me souviens que le soleil était légèrement voilé. j’ai fait cette photo dans le métro aérien, sur la ligne Nation-Étoile. C’était étrange, presque tout le monde était de dos et il y avait juste cette femme, le visage tourné dans ma direction. Je la regardais, elle était la seule tache un peu claire dans cet ensemble, je crois aussi que le soleil était caché derrière les maisons. Mais de temps en temps, sur le trajet, il y avait une intervalle entre deux maisons et là où il n’y avait pas d’autres immeubles la lumière sue faisait plus précise. À un moment, et c’est là que j’ai eu envie de prendre la photo, le soleil est venu brusquement éclairer le visage de la jeune femme, en une secousse, ce qui accentuait cette impression mystérieuse.
En général, je ne change rien à ce qu’il se passe, je regarde, j’attends. Simplement, à chaque photo, je suis impressionné par une situation, et j’essaie de trouver la bonne place où pouvoir placé mon instantané, pour que le réel se révèle dans sa vérité la plus vive.
L’ombre de la colonne de la bastille, 1957
Ce jour-là, j’étais monté tout en haut de la colonne pour faire de nouvelles photos, ce n’était pas la première fois que j’y allais. Je me souviens qu’un gardien vendait des tickets, en bas. Depuis une trentaine d’années, on ne peut plus y monter. C’est dans cette même séance que j’ai photographié les Amoureux de la Bastille. En regardant attentivement, j’ai remarqué que l’ombre de la colonne se reflétait sur la maison qui faisait l’angle de la place et du boulevard Richard-lenoir. Cette ombre, j’ai voulu la saisir immédiatement, elle est fugitive mais splendide, et en même temps, je voulais garder le mouvement de la circulation, sur la place, à cette heure du jour.
À la fin de la séance, juste avant de redescendre, j’ai fait ma dernière photo et c’était les amoureux de la Bastille.
Ils ne se sont d’ailleurs pas du tout aperçus que je les photographiais. Une seule prise.
Le petit parisien, 1952
Ce jour-là, pour cette photo qui a été tant de fois reproduite dans la presse et qui, pour finir, pourrait venir signer mon autoportrait en petit Parisien, j’avais fait une petite entrave à ma pratique habituelle. Je veux dire que j’ai fait un minimum de mise en scène. Je devais illustrer un reportage qui s’appelait Revoir Paris et racontait l’histoire d’un Parisien qui était allé vivre quinze ans à New-York et revenait à Paris., en remarquant avec amusement tous les signes distinctifs de ce qu’on voit à Paris.
Parmi toutes ces choses distinctives, il y avait évidemment le grand pain parisien. Il fallait donc que je trouve une façon particulière de le photographier, de le mettre en situation, ça n’aurait eu pas de sens de choisir simplement le cadre d’une boulangerie. Dans la queue, j’ai vu ce petit garçon, avec sa grand-mère qui attendait son tour. J’ai demandé à sa grand-mère : « S’il vous plait, Madame, est-ce que vous m’autorisez à photographier ce petit garçon quand il sortira avec son pain? J’aimerais bien le voir courir avec son pain sous le bras ».
Je me suis posté un peu plus loin, j’ai attendu. Il a acheté son pain et il a couru, de façon si gracieuse et si vivante. Je l’ai fait courir trois fois, sur quelques mètres, pour avoir la meilleure photo. Et cette photo a eu un succès formidable, on en a fait un poster, des cartes postales, j’ai su qu’on la voyait même à l’étranger, dans les bistrots, ou dans les boulangeries, à New-York, et dans un certain nombre de capitales européennes. J’ai pu retrouver le nom de la rue où j’avais fait cette photo : la rue Péclet. Le petit garçon, lui, ne s’est jamais manifesté.
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